House

© Simon Gosselin

Texte et mise en scène Amos Gitai, spectacle en anglais, arabe, français, hébreu, sur-titré en français et en anglais, à La Colline-Théâtre National.

Si les murs parlaient… ! A défaut, les occupants qui se sont succédé dans La Maison pendant un quart de siècle se racontent, dans une ville et une région de déséquilibre du monde où aucune équation ne résout les problèmes. Nous sommes à Jérusalem Ouest. Amos Gitaï remonte le fil du temps comme il l’a fait au cours de trois films documentaires : dans La Maison en 1980, Une maison à Jérusalem en 1997 et News from Home/News from House en 2005, après avoir filmé sur vingt-cinq ans une maison habitée successivement par des Arabes et des Juifs, des Palestiniens et des Israéliens où se sont sédimentées les langues et les cultures. Serge Daney critique cinéma cité dans le programme, écrivait dans Libération le 1er mars 1982 : « Gitai veut que cette maison devienne à la fois quelque chose de très symbolique et de très concret, qu’elle devienne un personnage. Il arrive l’une des plus belles choses qui soit : des gens qui regardent la même chose et qui voient des choses différentes. Et que cette vision émeut. Dans la maison à moitié éboulée, des hallucinations vraies prennent corps. »  Amos Gitai en fait ici une adaptation, sur le plateau du théâtre de La Colline. Et la Maison devient une métaphore, portée par un dialogue artistique entre des acteurs et des musiciens venus de différentes sources géographiques du Moyen-Orient, et de France.

© Simon Gosselin

La scène est ouverte dans sa plus grande dimension et d’importants échafaudages occupent tout l’espace. Deux tailleurs de pierres, « ouvriers des territoires occupés », s’affairent sur les blocs d’une maison en reconstruction, armés de la pointe, du ciseau et du marteau. Côté jardin, en haut de l’échafaudage, une plateforme où est installé le musicien, Kioomars Musayyebi, joueur de santour qui a appris l’instrument auprès du célèbre maître iranien Faramarz Payevar, et à écrire la musique auprès du compositeur Farhad Fakhredini. A l’arrière-scène un immense écran où les images des films d’Amos Gitai apparaissent, à certains moments. La captation à l’Odéon de la lecture d’une lettre de sa mère, par Jeanne Moreau, ouvre le spectacle – Efratia Gitai, née à Haïfa en 1909 dont les lettres ont été éditées par Gallimard sous le titre « Correspondance 1929-1994 » – Elle y exprime son rêve déçu et évoque « la brisure qui pèse » et son intention de rester : « quitter le pays, aller où, Paris, Berkeley ? C’est là que sont enterrés les miens, c’est ici que les souvenirs se sont fixés. »

En 1948 avec l’arrivée des troupes israéliennes, les habitants se sont enfuis délaissant leurs maisons. Un voisin raconte : cette maison appartenait à un médecin, Mahmoud Dajani, qui avait émigré en 1926 venant d’Irak. Le temps passant et la nécessité de loger les nouveaux arrivants se confirmant elle a été saisie par le gouvernement selon la « Loi sur la propriété des absents. » Promulguée en mars 1950 sous David Ben-Gourion, Premier ministre israélien, cette Loi est l’un des textes fondateurs d’Israël, accordant à l’État le pouvoir de confisquer et de saisir les propriétés et les biens des Palestiniens, qu’ils ont été forcés de laisser derrière eux, deux ans plus tôt. Dans le spectacle le promoteur israélien arrive dès 1948, Mahmoud Dajani est chassé de sa maison qui ensuite, passe de mains en mains, comme de nombreuses autres maisons de Jérusalem. Une femme d’origine turque, l’a habitée et tous parlent de leur attachement au lieu, de l’esprit des lieux. « Je reconnais. Cette vieille maison-là, où j’ai grandi. » Dajani en redessine le plan d’architecture. « Tout ça est nouveau, avant, les fondations étaient en pierres. C’est ici que j’habitais, il y avait de belles figues, ici les amandiers qu’on cueillait, la citerne où on recueillait l’eau… »

© Simon Gosselin

Le tailleur de pierres qui gagne une fois et demie plus que de l’autre côté exprime aussi sa rage d’avoir perdu sa maison, son frère, son fils : « on est des prisonniers ici, je les hais comme ils me haïssent. » Un certain nombre de personnages, anciens habitants de la maison ou gens du quartier, défilent – interprétés par Bahira Ablassi, Benna Flynn, Irène Jacob, Micha Lescot, Pini Mittelman, Menashe Noy, Minas Qarawany, Atallah Tannous – et des paroles de colère, de nostalgie et d’impuissance s’énoncent tout au long du spectacle. Chaque maison a son histoire mais pour « construire une maison sur les restes d’une autre, il faut beaucoup de temps et démonter pierre par pierre. » Obligée de céder une partie de la maison qu’on divise pour loger plus de monde, Claire raconte aussi : « J’habite depuis dix-sept ans dans cette rue Dor dor ve dorshav ». « Ce n’est pas moi qui ai fait l’histoire, je ne peux pas la défaire, l’Histoire s’est faite comme ça » lui répond-on. Le voisin, Michel Kichka, dont le nom est issu de Turquie ou de Bulgarie, dessinateur de BD dont le père est mort à Buchenwald en 1942, s’installe à son tour en Israël en 1974 et n’envisage pas d’en partir : « J’aime le climat de Jérusalem, sec, la ville me touche beaucoup. »

Outre le santour de Kioomars Musayyebi, un Ensemble vocal accompagne le spectacle, apportant un peu de douceur et de lien, sous la direction musicale de Richard Wilberforce avec le violoniste Alexey Kochetkov, le ténor Benedict Flinn, la soprano Laurence Pouderoux, et avec une remarquable soprano née en Jordanie de parents palestiniens, Dima Bawab qui à un moment de tension chante de sa voix de cristal. La musique et certains chants a-cappella traduisent les sentiments y compris la colère, quand le violon devient de plus en plus nerveux ou que les claves et le santour montrent le bruit et la fureur intérieurs. « Dans mon village ils veulent faire une colonie…Cette terre a tant de valeur pour moi…Le sang de mon père est mêlé à la terre. »  A la fin la musique est couverte par le bruit des avions, deux grosses caméras tombent des cintres, on feuillette un album photo.

Le texte et le spectacle pourraient être sans fin, comme le conflit l’est, et le geste civique d’Amos Gitai n’y suffit plus en ce temps où les juifs orthodoxes et le gouvernement israélien virent à la droite extrême et développent à outrance leurs colonies. Ce constat d’impuissance évite la confrontation, et le symbole de la maison sous la direction du metteur en scène-réalisateur – anciennement architecte et fils d’architecte – même s’il reste au cœur des débats, est peut-être aujourd’hui, par la montée des extrémismes, insuffisant ou dépassé. Au-delà du témoignage l’angle de vue manque de précision. Chaque personnage défend un point de vue et même l’énumération des moments de conflit dans la région ne ramène pas à la raison. La construction du spectacle reste assez linéaire avec ses extraits de films, et l’échafaudage a dès le début presque déjà tout dit.

En 2019, Amos Gitai avait présenté au Théâtre de la Ville Letter to a friend in Gaza inspiré par Mahmoud Darwich, Yizhar Smilansky, Émile Habibi, Amira Hass, Albert Camus, puis Exils intérieurs en 2020 sur des textes de Thomas Mann, Hermann Hesse, Rosa Luxembourg, Antonio Gramsci, Else Lasker Schüler et Albert Camus (cf. nos articles ubiquité-cultures des 17 septembre 2019 et 11 octobre 2020). Que faire aujourd’hui alors que la construction de deux états est restée lettre morte et que la solidarité politique est plus qu’aléatoire ? Quel film tourner, quel spectacle monter, quel engagement prendre ? Quel est le rôle de l’artiste dans la société où il vit ? Telles sont les questions qui, en sortant du théâtre, tournent dans les têtes.

Brigitte Rémer, le 15 avril 2023

© Simon Gosselin

Avec : Bahira Ablassi, Dima Bawab, Benna Flynn, Irène Jacob, Alexey Kochetkov, Micha Lescot, Pini Mittelman, Kioomars Musayyebi, Menashe Noy, Minas Qarawany, Atallah Tannous, Richard Wilberforce – assistanat à la mise en scène Talia de Vries – adaptation du texte Marie-José Sanselme et Rivka Gitaï – scénographie Amos Gitaï assisté de Philippine Ordinaire – costumes Marie La Rocca assistée d’Isabelle Flosi – lumières Jean Kalman – son Éric Neveux – direction musicale Richard Wilberforce – collaboration vidéo Laurent Truchot – maquillage et coiffure Cécile Kretschmar – préparation et régie surtitres Katharina Bader – construction du décor atelier de La Colline.

Création à La Colline-Théâtre National, du 14 mars au 13 avril 2023, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30 – 15 rue Malte-Brun, 75020 Paris – métro Gambetta – tél. : 01 44 62 52 52 – site : www. colline.fr et différents rendez-vous, dont des projections eu Centre Georges Pompidou et au MK2 Beaubourg.